CHINE

          La mort au bout du voyage

 (La famille de Liangsi, tué dans d’atroces conditions à Paris, pleure le défunt reposant dans un temple en Chine)

            ︎ PHOTOS et RECIT de Suliane Favennec




En juin 2012, un couple de Chinois est tué dans d’atroces conditions à Paris, leur bébé lui ne sera jamais retrouvé. Quelques mois plus tard, Baoxing et Liangying, les parents du défunt père, entreprennent un long voyage entre la Chine et la France pour ramener les cendres de leur fils chez eux dans la région de Fujian. Voici le récit d’un destin brisé d’une famille chinoise fascinée par le rêve occidental.


︎RECIT(2012)


               ︎  Un vacarme assourdissant, une poussière étouffante, une terre appauvrie par un climat rugueux… Après deux mois d’absence, Baoxing et sa femme retrouvent enfin leur village de Nan Xiao. Rien n’a changé dans ce hameau de 10 000 habitants du sud de la Chine. Pour la première fois pourtant, le couple regarde leur cité autrement. Baoxing et Liangying reviennent de Paris avec pour seul bagage : l’urne contenant les cendres de leur fils. En juin 2012, le jeune homme de 26 ans a été tué dans des conditions terribles à Paris. Cinq mois après cette tragédie, Baoxing et Liangying ramènent, enfin, leur fils à la maison.


(Le père de Liangsi protège l’urne du soleil et l’âme de son fils décédé) 

Le couple n’a pas le droit de traverser le village. Leur fils Liangsi a été tué, cela porterait malheur aux villageois. Ils doivent le contourner pour rejoindre le temple boudhiste où ils déposeront l’urne. Baoxing porte à bout de bras les cendres de son fils, protégées par un sac de sport. A la sortie du bourg, un comité d’accueil les attend, un cortège de villageois vêtus tout de blanc. Amis, voisins, cousins… Tous s’attroupent autour du sac comme une vague déferlante. L’urne est protégée par un parapluie, les cendres doivent être tenues à l’écart de la lumière au risque que l’âme du defunt ne s’échappe à jamais. Un vieux monsieur à la tenue militaire du parti communiste verse quelques gouttes d’eau sur le parapluie, des larmes de tristesse. A ses côtés, des femmes coiffées de rubans jaune et rouge, et des hommes, serviettes au bras, blanche pour la famille et rouge pour les amis. Une camionnette aux hiéroglyphes chinois devance le cortège. Un chant funèbre traditionnel émane des enceintes du véhicule qui rythme les pas des villageois accompagnant les parents de Liangsi vers l’édifice aux abords du bourg. Le temple boudhiste est imposant et grisonnant pour ne pas dire maussade.
Le mausolé sert de toit aux défunts le temps que les familles construisent une stèle. Liangsi aura la sienne deux ans plus tard, faute d’argent pour la financer. En attendant, l’urne est déposée sur une grande table posée au milieu d’une salle. Femmes et hommes s’y agglutinent, pleurent, crient… Un ultime adieu au mort avant de se retirer et laisser la famille déposer l’urne dans l’un des milles coffres de l’édifice. Désormais, la nouvelle demeure de Liangsi.

    C’est une tradition… La famille du défunt invite les villageois à un modeste festin chez eux. L’occasion de se souvenir de Liangsi. Le jeune homme a grandi dans ce village situé dans la région de Fujian. Ici, les maisons sont hautes de trois, quatre étages, parfois plus. La plus grande fait treize étages. Ces vingt dernières années, elles ont poussé comme des champignons mais beaucoup ne sont pas terminées. Comme celle des parents de Liangsi. Les constructions ont débuté en 1994, la bâtisse était alors l’une des premières du genre mais elle est encore aujourd’hui inachevée faute de moyens. Deux ans seulement après le début des travaux, Baoxing, le père de Liangsi, se brise un genou suite à un accident de voiture. Hospitalisé trois mois et forcé d’arrêter le travail, il sera expulsé de l’hospice après avoir versé 30.000 yuans (3.700 euros) mais incapble d’assumer le reste des frais. Baoxing est affaibli par sa blessure. Liangsi assure la relève pour subvenir aux besoins de la famille. Au lieu d’aller à l’école, il se rend tous les jours à 4h du matin à la ville pour vendre les maigres récoltes de leur champs en perdition. L’agriculture ne fait pas le poids face aux usines chinoises. Les terres sont délaissées par le gouvernement. Les paysans sont abandonnés à leur sort. Leur salaire moyen est de 1.500 yuan (180€), il peut monter jusqu’à 3.000 yuan (360 €) lorsque la météo est clémente. Beaucoup d’entre eux finissent par fuir leur village pour aller travailler dans les usines ou sur les chantiers souvent situés à des milliers de kilomètres de leur domicile. A 14 ans, Liangsi est engagé comme livreur dans une usine de biscuits à Xi Ming, loin de chez lui. Toutes les semaines, il fait les allers-retours entre son lieu de travail et la destination de livraison : 2000 kilomètres à parcourir, 40h de trajet en train, deux jours et deux nuits de voyage. Sur le chantier, les employés sont hébergés dans de rustiques cabanes en taule. Les conditions sont précaires, les ouvriers dorment sur des planches à même le sol. Comme la majorité des salariés, Liangsi est exploité, il fatigue et veut partir. Six mois plus tard, il plie finalement bagages pour poser sa valise à Ganzhou où il a trouvé un nouveau travail. Mais, l’histoire se répète. Ici aussi, il est logé avec les ouvriers dans une baraque en taule placée sur le chantier. Ici aussi, il a un salaire de misère. Liangsi reste un an malgré tout et économise 3.000 yuan (371 €). Une somme dérisoire, pas de quoi nourrir ses parents et finir la construction de la maison. Liangsi est alors âgé de 17 ans, il n’a aucun avenir. Il décide de tenter sa chance en Europe.


                                            
(La famille de Liangsi et les villageois emmènent l’urne au temple du village.
Désormais les cendres du jeune défunt y reposent parmi des milliers d’autres)




Lors de son deuxième séjour en usine, Liangsi fait la rencontre d’un Russe. Membre d’un réseau de passeurs, l’homme lui fait une proposition alléchante mais honéreuse : pour 135. 000 yuan (16.700 €), Liangsi peut rejoindre l’Angleterre. Désormais libre et sans emploi, il accepte l’offre et demande de l’aide à ses parents pour financer le voyage. Trop pauvres pour faire un crédit à la banque, ils empruntent une partie de la somme à la famille, une autre aux riches villageois en échange de quoi ils devront leur verser chaque mois un taux d’intérêt de 5%. Une fois l’argent réuni, les parents de Liangsi versent un premier acompte au passeur. En septembre 2003, Liangsi quitte pour la première fois son pays natal. Il n’est pas seul pour ce voyage, son cousin et deux autres jeunes du village l’accompagnent. Le chemin jusqu’en Russie est sans encombres. Le pays de Vladimir Poutine n’est pas très regardant sur les camarades chinois qui débarquent sur son territoire. Liangsi et ses compagnons prennent l’avion à Fuzhou, capitale de la province de Fujian, puis un autre à Guanzhou jusqu’à Moscou où « l’ami » russe en question les attend… Le cauchemar commence… Quelques secondes seulement après que Liangsi et ses compares aient foulé le sol russe, le piège se referme sur eux.













 L’homme lui fait une proposition alléchante mais honéreuse : pour 135. 000 yuan (16.700 €), Liangsi peut rejoindre l’Angleterre.



Le passeur, qui leur avait promis un aller simple en avion pour l’Europe, les enferme au fond d’une cave dans un immeuble de la capitale. Une sombre cage où ils vivent reclus dans le froid à moitié nu. Quand l’un d’entre eux s’inquiètent, on lui répond que des patrouilles de police rôdent dans les rues, il faut rester cacher. Liangsi et ses compatriotes sont séquestrés quatre mois avant d’espérer revoir la lumière du jour et reprendre finalement la route pour l’Urkraine. A pieds, entassés à l’arrière d’un camion… Les clandestins vont traverser les glaciales plaines russes. On est en décembre, en plein hiver dans l’un des pays les plus froid du continent où la température peut atteindre jusqu’à -50 degrès. Liangsi est originaire du sud de la Chine. Dans sa région, située près de la mer, le climat est doux, la température passe rarement la barre des zéros. Le rugue hiver des pays slaves brûle les maigres énergies de Liangsi qui lutte pour ne pas s’effondrer de fatigue. Mais comme tout le monde, il souffre en silence. Chaque nouveau pas le rapproche de son rêve. Mais, pour l’instant, il vit l’enfer. Liangsi a le regard fixé sur le chemin verglacé, il se concentre, il ne faut surtout pas glisser. Son cousin lui a déjà sauvé la vie une fois en le rattrapant de justesse. Liangsi s’en est sorti avec un bras cassé, ses deux chevilles ont été épargnées, il a donc pu reprendre la route sans freiner le groupe. Les pauses sont rares ou ne durent que cinq minutes, le temps d’avaler un quignon de pain dur comme du béton. Ceux qui n’ont pas fini leur repas avant de repartir doivent ramasser les restes jetés dans la neige par les passeurs. La nuit tombée, épuisés, les clandestins se bricolent un lit où ils peuvent. Finalement, après quinze jours de périple, ils atteignent enfin l’Ukraine. Ils sont arrêtés et abandonnés dans les géôles avant d’être finalement relâchés quelques jours plus tard, les poches vides.







(Baoxing et sa femme dans leur ferme en Chine, prisonniés de leur condition)




La route de l’enfer


En Béliorussie, ils ont un peu plus de chance. Interpellés par la police, ils sont enfermés une semaine dans un centre de rétention pour sans papiers. Ici, pas de passage à tabac et, chaque jour, une ration de repas chauds. Libérés par le passeur, Liangsi et ses camarades reprennent la route pour la République Tchèque où ils resteront un mois. Direction ensuite l’Allemagne. Ici aussi, ils croupissent quelques semaines dans une cellule, le temps pour leur « guide » de réclamer le reste de son dû aux familles restées en Chine. La somme rassemblée, le passeur libère le groupe de clandestins pour rejoindre la France, le pays des droit de l’Homme. Liangsi avait prévu de regagner l’Angleterre mais abandonne en chemin et finit son périple à Paris. Une fois dans la capitale, il contacte le grand frère de son cousin, arrivé un an plus tôt. Le jeune homme lui trouve un lit à 110 euros par mois pour un appartement de 60 m2  dans une cité de Bagnolet, proche du métro Gallieni. Le logement accueille déjà une dizaine d’immigrés chinois. Le signataire du bail qui habite les lieux est, lui aussi, un sans papier. Pour l’aider à payer le loyer, il sous-loue des lits aux nouveaux arrivants. Lui prend en charge l’électricité, l’eau et internet. Il ne fait pas de profit mais a un avantage : les factures EDF et le loyer étant à son nom, il peut entamer la procédure pour une demande de régularisation sur le territoire français.



Liangsi est enfermé une dizaine de jours
avant d’être libéré avec l’obligation
de quitter le territoire français





Liangsi reste un mois à Bagnolet. Il déménage après avoir trouvé un travail comme plongeur dans un restaurant chinois à Asnières dans les Hauts-de-Seine. Contre 450 € par mois, il est nourri et blanchi par son employeur. Il est logé dans une chambre à l’étage du restaurant. Tout se passe bien jusqu’à la mort de son patron suite à un accident de voiture. Liangsi est licencié et se retrouve de nouveau à la rue. Il doit trouver une solution. Pas question d’abandonner maintenant et de rentrer au pays. Ses parents comptent sur lui. Après deux mois sans emploi, il finit par trouver un poste de second cuisinier dans l’Essonne, à une heure de Paris. Liangsi se détend, il a un travail stable et gagne un peu mieux sa vie. Un répit de courte durée… Six mois plus tard, il se fait déloger par la police qui l’arrête et l’embarque pour le centre de rétention des immigrés de Roissy. Liangsi est enfermé une dizaine de jours avant d’être libéré avec l’obligation de quitter le territoire français sous les 48h. Liangsi fait comme la majorité des immigrés, il ne sort pas de Métropole, il préfère rester quitte à être clandestin et tenter une nouvelle fois sa chance. Les Chinois du sud de la Chine sont bien implantés dans les pays anglosaxons mais beaucoup moins en France. Trouver de l’aide est difficile lorsqu’il n’y a pas ou peu de réseau. Liangsi se débrouille et enchaine les petits boulots de livraison, de confection et de cuisinier. Son unique plaisir de la semaine se résume au coup de téléphone à sa famille en Chine. Le jeune homme est très proche de ses parents, il les appelle au moins deux fois par semaine. Il leur raconte son quotidien et, surtout, demande des nouvelles du pays







(Baoxing et sa femme travaillent tous les jours dans leur champs, en Chine.
Les temps sont durs, il y a peu de récoltes à cause de la sécheresse et la pollution)



Au village, la situation est préocuppante. Le temps est maussade, les graines de légumes ne poussent pas. Le manque à gagner par mois est important, la moitié de leur salaire habituel. Liangsi fait ce qu’il peut pour aider ses parents en leur envoyant chaque année 10. 000 yuan (1200€). Résidant en France illégalement, il passe par un ami détenteur d’une carte d’identité française pour déposer son argent à la banque et l’envoyer à ses parents. Les maigres revenus de son grand frère ne suffisent pas pour toute la famille. De temps à autre, il a bien un travail comme livreur de sable sur les chantiers, mais c’est insuffisant. Il vit chez ses parents avec sa femme institutrice et son fils de 7 ans. Ils se partagent une modeste chambre avec un lit et une armoire pour seuls meubles. Celle des parents ressemble à un dépotoire étouffé par une montagne d’habits, de sacs et de chaussures. C’est d’ici, près de la porte, que la famille reçoit les appels de France de Liangsi, sur le vieux téléphone bleu ou QQ. Ce réseau social a été crée en 1999 en Chine. Il est le substitut de Facebook, interdit par le gouvernement, mais tout aussi populaire. Liangsi a utilisé QQ pour présenter sa compagne à ses parents. Et, annoncer la bonne nouvelle :  la naissance de son fils. L’heureux événement a crée la surprise dans la famille. Personne ne s’attendait à ce que Liangsi ait un enfant si vite. Le jeune homme, plutôt beau garçon, a connu sa compagne, Ying, un an avant la naissance du bébé. Ying est originaire de la province de Hebei dans l’est de la Chine.








Leur première rencontre se passe par webcam. Le coup de foudre est immédiat.







Ses parents y tiennent une pharmacie de médecine chinoise. En 2007, elle vient en France avec son frère jumeau pour apprendre la langue. Après un an à Clermont-Ferrand, Ying rejoint Paris où elle intègre l’Institut Privé d’Enseignement des Métiers (l’ISPEM) pour étudier l’informatique. Ses parents lui envoient de l’argent régulièrement mais ce n’est pas suffisant pour vivre dans la capitale. Alors, Ying travaille à mi-temps comme serveuse dans plusieurs restaurants chinois du 13earrondissement. Un soir, elle fait la connaissance le cousin de Liangsi qui la présentera. Leur première rencontre se passe par webcam. Le coup de foudre est immédiat. Ensuite, tout va très vite. Liangsi et Ying s’installent ensemble dans le studio de 18 m² que Ying loue au 39 rue Desnouettes dans le 15earrondissement de Paris. En mai de la même année, la jeune femme tombe enceinte, le couple décide de garder l’enfant. Une décision qui dérange... En Chine, mettre au monde un enfant hors union est interdit. Les « coupables » écopent d’une amende qui peut monter jusqu’à 20.000 yuans (2400 €). Liangsi et sa compagne échappent à cette loi tant qu’ils restent en France. Le problème surtout, ce sont les parents de Ying. Issus d’une famille aisés, ils n’accepteront jamais qu’elle se marie à un paysan, originaire d’une autre région de Chine. Ainsi soit-il, le couple cache son union, on avisera ensuite…


 

(Baoxing et son femme dans les bois de Vincennes à Paris. Ils brûlent des offrandes
afin que leur fils puisse ne manquer de rien dans son nouveau monde)


Un destin brisé


Le 27 février 2012, Ying donne naissance à Lucas, à la maternité Sainte-Félicité dans le 15e. Liangsi et Ying ne savent pas comment s’occuper du nourrisson. Tous les soirs, le jeune père de famille appelle ses parents pour demander conseil. La situation est difficile à Paris. Avec l’arrivée du bébé, le couple est sans le sou. Lui est toujours sans papiers et n’arrive pas à trouver un travail fixe dans Paris. Elle, est étudiante et ne gagne pas suffisament pour tout prendre en charge. Les parents de Liangsi leur envoient 30.000 yuans (3 800€), de l’argent emprunté à la famille. Mais il faut trouver une autre solution. Liangsi publie une annonce de recherche d’emploi sur le site Huarinje, une plateforme internet destinée aux Chinois vivant en France. Il va finalement trouver la future nourrice de son fils : une mère de famille de 31 ans, originaire de la même région que Ying. Elle vit avec son compagnon et leur fils de 3 ans dans un confortable appartement de 60m2 rue de Taine dans le 12e arrondissement de Paris. Son profil et ses origines mettent les jeunes parents en confiance. Le couple rencontre Hui Zhang et confie leur bébé un mois plus tard. L’usage en Chine veut que les jeunes parents laissent en pension leur enfant à la nourrice. Pour 500 euros par mois, la nounou prend le fils de Liangsi et Ying à demeure. Le couple lui rend visite régulièrement, reste quelques heures, profite du bébé et vérifie que tout va bien. Lucas est bien ici, il joue avec les autres garçons gardés à domicile. La nourrice a une bonne réputation auprès de la communanuté chinoise de Paris. Liangsi est pourtant méfiant. Ces derniers jours, il a trouvé Lucas amaigri, doit-il le retirer ? Il en parle à sa compagne. Ils tombent d’accord : Ying pose sa démission pour se consacrer à Lucas et Liangsi trouve un travail stable à plus de 1.000 euros par mois. En attendant, tous les deux rêvent de vacances et d’un voyage en Chine pour présenter leur bébé. Ils sont loin d’imaginer le terribe destin qui les attend... Un matin, Liangsi reçoit un coup de fil de la nourrice. Elle est enrhumée, c’est contagieux, le couple doit récupérer Lucas.






















L’appartement paraît abandonné, un plat de riz moisit sur la petite table, des vêtements froisés gisent sur le sol...










Vers midi, Ying et Liangsi courent acheter des couches au supermarché d’Auteuil dans le 16e. A 13h, ils rentrent déjeuner chez eux. A 15h, Liangsi appelle ses parents en Chine. A 16h, le couple se rend chez la nounou, rue de Taine. Puis, plus rien, plus aucun signe de vie de Liangsi, Ying et leur fils. Un silence interminable s’installe… Sans appels ni réponses de sa sœur, le frère de Ying est le premier a posté un avis de recherche sur les sites de la communauté chinoise avant de signaler sa disparition au commissariat central du 15e arrondissement de Paris. Le cousin de Liangsi, lui, alerte par téléphone les parents du jeune homme. Ils sont inquiets, ils sont sans nouvelles de lui depuis quatre jours. Dans son dernier appel, Liangsi confiait à ses parents qu’il devait aller chercher Lucas chez la nounou. Baoxing et sa femme sont convaincus qu’elle est la dernière personne à avoir vu leur fils. La police se déplace au domicile du couple, au 1erétage du 39 rue Desnouettes.
L’appartement est fermé à double tour, les pompiers interviennent et brisent la fenêtre pour entrer à l’intérieur.. Rien à signaler, ils repartent aussi vite qu’ils sont arrivés. Mais Weng qui retrouve le double des clès chez lui, décide de retourner au studio le soir venu. L’appartement paraît abandonné, un plat de riz moisit sur la petite table, des vêtements froisés gisent sur le sol et le chat à moitié endormi est amaigri. Sur la poignée de la porte d’entrée, le sac à main de sa soeur. Son passeport, sa carte bancaire, sa carte vitale…. Tout y est. Si Ying était partie en vacances avec Liangsi, elle aurait au moins pris ses papiers d’identité. En consultant le téléphone portable de sa sœur, Weng tombe sur un message vocal de la nourrice daté du 29 mai, soit cinq jour après leur disparition. Elle y raconte que son beau père est malade et qu’elle a du partir de toute urgence en Chine. Elle propose au couple de venir récupérer chez elle les vêtements de Lucas une fois qu’elle sera rentrée… En Chine, la famille de Liangsi réussit à joindre par téléphone la nourrice. Elle leur explique avoir vu les jeunes parents le 24 mai pour récupérer leur bébé. Baoxing et sa femme tenteront à plusieurs reprises de la recontacter, en vain. Ils finiront par apprendre qu’elle est repartie pour Paris en laissant son fils en Chine.







(A gauche : Baoxing, sa femme et le frère de Liangsi pleurent le défunt  incinéré au cimetière du Père Lachaise
A droite : Baoxing devant l’endroit où l’un des membres de son fils a été retrouvé au bois de Vincennes, à Paris )
 





Le 7 juin 2012, deux joggeuses découvrent une jambe sur un chemin de terre à la l’orée du bois de Vincennes à Paris. La macabre nouvelle se propage très vite dans les médias et fait le tour de la communauté chinoise de Belleville. Une semaine plus tard, une apprentie de l’école de guide des chiens aveugles, située à Vincennes, déterre un thorax et deux bras aux mains tranchées. Chez la famille de Liangsi, on retient son souffle, la peur au ventre. Toujours sans nouvelles de leur fils, on fait aussitôt le rapprochement entre sa disparition et ces sinistres découvertes. Le 19 juin, on apprend que la nourrice est bien revenue en France mais qu’elle se trouve au tribunal de Paris. Trois jours plus tôt, Hui Zhang et son mari se sont rendus à la brigade criminelle au 36 quai des orfèvres. Placé en garde à vue, le couple est interrogé par les enquêteurs. Hui Zhang avoue le meutre de Liangsi et Ying. Pour le bébé, elle assure en revanche qu’il s’agit d’une mort accidentelle. Elle raconte aux policiers cette nuit terrible du 23 mai.

Allongée sur son lit de chambre près du landeau de Lucas, Hui Zhang se réveille pour vérifier si le bébé dort bien. Quand elle le prend dans ses bras, horreur : Lucas est froid, ses mains sont glaciales et ses lèvres bleues. Le nourrison est mort. Elle est convaincue qu’il a été victime d’une morte subite. Hui Zhang panique mais finit par alerter son mari qui se repose dans le salon. Une longue discussion suit. Que faut-il faire ? Comment ? Laissons la nuit se terminer, ensuite, ils préviendront les parents du bébé et leur proposeront un dédomagement. Une pratique courante en Chine. Elle les contacte le 24 mai au matin, prétexte un rhume et convient avec eux d’une heure pour venir récupérer Lucas. A 16h, le couple arrive. Comme à leur habitude, Ying s’asseoit dans le canapé et Liangsi s’accoude à la fenêtre du salon près du parc à jouet. Ils ne comprennent pas tout de suite ce qu’il se passe… La nounou arrive avec le landeau, elle le place près de la maman. Un linge blanc cache le corps du bébé. Quand la maman de Lucas le soulève, elle comprend tout de suite la situation. 


La nounou se souvient avoir vu la jeune femme devenir folle de rage, lui sauter au cou et tenter de l’étrangler. Son mari s’interpose en criant à sa femme de se sauver, Ying finit par lâcher prise. La nourrice rampe jusqu’à l’entrée de l’appartement avant d’être rattrapée par la maman du bébé qui l’attrape par les cheveux et la tire jusque dans le couloir. Elle doit se défendre, elle sait qu’il y a une boîte à outils sur son étagère du couloir. Elle arrive à prendre quelque chose. Une hache. Ce n’est pas une hache de bûcheron mais elle fera l’affaire. Elle la lance sur son « agresseur », l’arme transperce le dos de la jeune mère de famille qui s’écroule par terre. A côté, la situation s’envenime, son mari est en difficulté. Liangsi tient un couteau, les deux hommes s’entretuent. Sans réfléchir, elle retire la hache du dos de Ying et la lance vers Liangsi. La hache fracture le crâne du jeune homme, il s’effrondre à côté du corps ensanglanté de sa compagne. Les jeunes parents gisent au sol dans une mare de sang. Le salon est devenu véritable un champs de bataille.




Que s’est-il passé ? Sont-ils morts ? Faut-il prévenir les secours ? La police ? Si on va en prison, qui s’occupera du petit ? Non ! Il faut se débarasser des corps.





Le mari de la nounou a les mains entaillées, il n’a plus de force, il s’écroule sur le canapé. Hui, elle, est décidée : il faut tout nettoyer. Du haut de ses 1m60, elle traîne seule les corps de Liangsi et Ying jusque dans la salle de bain. Toute la nuit, elle va découper les victimes à la scie électrique. Ses gestes sont mécaniques. Elle ne réfléchit plus, il faut survivre. Après des heures de travail, elle finit la sordide besogne aux ciseaux, sa scie étant tombée en panne…




Une fois terminé, elle met les corps dans des sacs poubelles. La nuit suivante, le couple traverse le 12e arrondissement en traînant les cabas, une poussette et une pelle. Leur destination : le bois de Vincennes. C’est ici que Hui a décidé d’enterrer les corps. Dans l’obscurité de la forêt, déserte à cette heure tardive, elle creuse un trou. Son mari, blessé aux mains, fait le guet. Le couple fera plusieurs trous à des endroits différents du bois jusqu’à ce qu’il se soit débarassé de tout ou presque… Il reste bien quelques sacs à l’appartement. Hui ne veut pas s’encombrer, elle les jette dans les poubelles de son quartier. Sa mission désormais est simple : il faut récurer l’appartement. Pas une goute de sang ni la trace d’une dispute ne doit rester. Après des heures de dur labeur, elle peut enfin s’occuper de son mari. Ses blessures aux mains l’inquiètent. Il faut soigner ça et vite. Elle appelle un médecin, un homme de confiance qui ne posera pas de questions… Un peu moins d’une heure plus tard, le docteur sonne à la porte. En quelques minutes, il désinfecte et fait un bandage. Il repart aussitôt. Désormais la priorité est de mettre leur fils à l’abri. Le lendemain, à la première heure, Hui et son mari vont à la banque, ils transférent 15.000 euros sur un compte en Chine et retirent de quoi vivre pour quelques semaines. Ils achètent aussi trois allers-simples pour Shangai. C’est ici que résident les grands-parents paternelles. Le mari s’envole le 28 mai, Hui et son fils le rejoignent deux jours plus tard le temps de régler les derniers détails et de prévenir de son absence les parents dont elle a les enfants en charge. Le 15 juin, le couple revient finalement en France et consulte un avocat. Le lendemain, ils se rendent à la brigade criminelle de Paris. Pour la famille de Liangsi, le retour sur le territoire français de la nounou s’explique par le risque d’une condamnation à mort en Chine et surtout des menaces de plus en plus violentes l’obligeant à se réfugier dans l’hexagone. A Belleville dans le 20e arrondissement, la nouvelle ébranle la communauté chinoise. On est choqué, sonné, on ne comprend pas la violence de cet acte… Mais, très vite, une chaîne de solidarité au sein de la communauté se met en place. Au bout de deux mois, grâce à un appel au don sur le site Huarenjie, 8.000 euros sont réunis. Cette somme est destinée aux familles des victimes.
 

(Baoxing, sa femme et le frère de Liangsi tiennent l’urne contenant les cendres du défunt dans les rues de Paris.
Ils doivent les protéger de la lumière afin que l’âme ne s’échappe pas)
 


A des milliers de kilomètres, à Nan Xiao, on se souvient encore de cette terrible nuit. Cette nuit où la mère de Liangsi a appris la triste nouvelle. Cette nuit où ses cheveux bruns sont soudain devenus gris. Liangying a pris dix ans en seulement quelques minutes. Terrée dans sa maison depuis le meurtre de son fils, elle n’espère qu’une chose : enterrer son corps auprès des siens. Pour cela, elle doit obtenir un visa. Liangying et son mari Baoxing empruntent de l’argent et versent 40.000 euros de caution à l’ambassade de France en Chine. Mais leur laissez-passer est refusé. On craint qu’ils ne reviennent pas. Baoxing et sa femme se font envoyer l’acte de décès pour prouver leur bonne foi. Finalement, trois mois après la mort de leur fils, Baoxing, sa femme, et leur dernier fils s’envolent, enfin, pour Paris. Pour la première fois, ils quittent leur terre. Pour la première fois, ils prennent l’avion
.
Ils arrivent le 4 septembre dans la capitale. Munis d’un visa touriste, ils ont deux mois pour comprendre ce qui est arrivé à leur fils et son bébé. Deux mois seulement pour organiser leurs funérailles et rentrer chez eux. Quitter ce pays dont ils ne parlent pas la langue, ne connaissent pas la culture mais où leurs enfants ont trouvé la mort. A Paris, ils sont logés chez leur neveu dans l’appartement de Bagnolet où Liangsi a habité à ses débuts. Pour rapatrier leur fils chez eux, Baoxing et sa femme sont contraints de l’incinérer. La crémation a lieu au cimetière du Père Lachaise, le 21 septembre. Un jour de pluie. Dans l’une des salles fermées du crématorium, Baoxing fait face au cerceuil en bois. Son visage est fermé, ses yeux vides. Il contemple la photo posée sur un lutrin. Son fils semble heureux, sa femme est ravissante et leur bébé si délicat. Baoxing est effondré. Il est croyant et porte le fardeau de la mort de son fils. Une mort contre nature. Dans sa religion, lorsqu’on décède avant l’âge 60 ans et de surcroit tué, le malheur s’abat sur la famille. Les locataires de l’appartement de Bagnolet où il réside refuse d’ailleurs d’héberger les cendres de Liangsi. Elles resteront au crématorium. Meurtris dans la souffrance, Baoxing et sa femme se parlent peu. Ils sortent de leur mutisme uniquement pour interroger les amis de leur fils. Ils veulent comprendre ce qui est arrivé.














Ils fouillent chaque bosquet, soulèvent chaque pierre. Soudain, ils s’arrêtent sous un arbuste. C’est là que le tronc de leur fils a été retrouvé.









Ils sont convaincus que la nourrice ment. Elle n’a pas jeté le bébé dans les poubelles, elle l’a enterré avec les parents. Pour en avoir le cœur net, ils vont au bois de Vincennes. Ils fouillent chaque bosquet, soulèvent chaque pierre. Soudain, ils s’arrêtent sous un arbuste. C’est là que le tronc de leur fils a été retrouvé. Liangying s’agenouille et sort de son sac des faux billets qu’elle pose par terre. Son mari allume des bâtons d’encens et embrase le tout. C’est un rituel religieux. Baoxing et Liangying sont adeptes du taoïsme, la plus ancienne des philosophies et religions chinoises. Lorsque l’âme du défunt sort du purgatoire, elle est jugée sur ses actions par un tribunal. Pour faire bonne impression face aux juges, l’âme doit manquer de rien. Alors, les familles du mort brûlent des billets de banque en papier, des maisons en bambou et chantent des éloges de courage. Les parents de Liangsi feront ce rituel à chaque endroit où des morceaux de corps ont été retrouvés. Baoxing et sa femme sont épuisés par les émotions mais ils doivent encore régler des points administratifs importants pour que leur fils rentre à la maison. En France, l’administration est une machine lourde, un calvaire. Baoxing et sa femme se font aider par une amie qui joue aussi l’interprète. Grâce à elle, ils trouvent un avocat et déposent un dossier à la Commission des indemnités aux victimes d’infractions, la CIVI. Ils réclament un dédomagement pour les préjudices causés par le meurtre de leur fils. La famille doit encore rembourser la dette du passeur de Liangsi mais aussi les proches à qui ils ont emprunté de l’argent pour payer les 40.000 euros de caution à l’ambassade de France en Chine et financer les billets d’avion. Ils doivent aussi obtenir les autorisations pour ramener Liangsi chez eux. Une semaine avant le départ, ils récupèrent l’urne au Père Lachaise, vont au commissariat pour remplir les papiers nécessaires aux douanes. Ils ne peuvent pas garder les cendres avec eux, alors ils rejoingnent le temple bouddhiste de Joinville le Pont dans le Val de Marne, l’un des plus influents de l’Île de France. Le maître des lieux a accepté d’héberger l’urne en attendant le départ de la famille pour la Chine.








(La famille de Liangsi devant la maison en bois qu’ils ont construit pour leur bien-aimé dans leur village en Chine.
Ainsi, il ne manquera de rien dans le monde dans lequel il vit désormais)



Le retour du fils


Vingt-deux heures d’avion. Vingt-deux heures à survoler les pays traversés huit ans plus tôt par leur fils avec pour seul but : vivre le rêve occidental. Finalement, Baoxing et sa femme reviennent chez eux, avec pour seul bagage, la mort. Leurs amis les attendent aux abords du village, ils iront ensemble déposer l’urne au temple avant de se retrouver à la maison. C’est à ce moment, autour d’un repas offert par Baoxing et sa femme, que les langues se délient, les esprits s’interrogent. Pourquoi la nourrice a t-elle tué toute la famille ? Pourquoi n’a t-elle pas épargné le couple ? Pourquoi est-elle restée confuse sur le sort du bébé ? Seul le festin servi à table redonne le sourire aux convives. Pour honorer l’âme de leur fils, Baoxing et Liangying doivent combler leurs invités. Tout comme ils devront faire une belle cérémonie pour éviter les jugements. Mais, s’offrir les services de quatres prêtres taoïstes coûtent de l’argent. Déjà endettés jusqu’au coup, ils sont obligés d’emprunter encore une fois de l’argent. Ils y arrivent et fixent la date de la cérémonie au 13 novembre. En attendant, ils remettent la ferme en route. Ces deux mois d’absence leur ont coûté la récolte, ils doivent tout replanter. Baoxing s’occupe de la terre, Liangying des animaux. Ils organisent aussi l’approche du jour J. Ils réunissent quelques proches pour les aider à construire une maison en bambou. Cette maison doit être magnifique, aussi belle que dans les rêves de leur fils Liangsi. Assemblage, collage, finition… Deux jours et deux nuits plus tard, la maison est enfin finie.









Pourquoi la nourrice a t-elle tué
toute la famille ?

Pourquoi n’a t-elle pas
épargné le couple?












   
(Les prêtres taoistes préparent une cérémonie en l’honneur du défunt, dans la maison de la famille de Liangsi en Chine)



Jour J

Le soleil se lève. Dans le salon de la maison familiale, les prêtres taoïstes chantent à bâtons rompus le Sutra et le Chan.
Ces litanies de repentances doivent aider l’âme à absoudre ses pêchés.
Les amis invités pour la cérémonie érigent un autel avant de s’adonner au rituel du Salut.
Ce rituel sera répété une première fois au bord d’une chaussée. Puis, une seconde fois près d’une rivière.

La chaleur est étouffante, le soleil insoutenable. Epuisée, la petite troupe s’arrête, se ravitaille, se repose.
Puis, attend la nuit tombée. Il est 21h, le rêve de Liangsi s’est enfin réalisé.
Au milieu de la ferme, une magnifique maison en bambou.
La famille de Liangsi a tout prévu : les guirlandes pour éclairer les vestibules,
les porches pour abriter les chiens endormis, les garages pour ranger les voitures…
Une vie en miniature.
A quelques mètres du perron, l’un des prêtres récite sa dernière prière,
la mère de Liangsi pleure ses dernières larmes, les amis font un dernier tour de maison.
Le moment est désormais venu. Assis, accroupis, ils se tiennent en cercle, regardent en silence le feu se consummer,
la maison s’effondrer.
Les espoirs d’une famille s’évanouir à jamais.




(Il ne reste plus rien de la maison construite par la famille pour Liangsi.Tout est parti en fumée...
Il est temps désormais de lui dire adieu... )
 
Nota Bene : La nourrice a été condamnée en 2016 par la justice française à 20 ans de prison, son mari a lui été acquitté
 
     

sulianefavennec.com | photojournaliste | all rights reserved © 2018